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Les deux débuts de miss Victoria Grantworth
Vampires.
Descendante en droite ligne d’une vieille famille de chasseurs de vampires, Victoria allait bientôt devoir marcher dans les traces de ses ancêtres.
— Ma chérie...
La pointe de reproche dans la voix suave de lady Mélisande, arracha sa fille à sa rêverie.
Saisissant la théière, Victoria commença à remplir les tasses.
Trois semaines plus tôt, elle n’avait d’autre pensée en tête que la robe qu’elle allait porter pour son premier bal et se rongeait les sangs à l’idée de finir vieille fille si elle ne parvenait à pas à remplir son carnet de bal.
Mais à présent... elle se demandait comment diable elle allait faire pour dissimuler un pieu en bois de frêne sur sa personne ? Car ce n’était pas le genre d’objet qu’on pouvait glisser aisément à l’intérieur d’un gant, ou dans un corset !
— Notre chère Victoria a la tête ailleurs, sourit Petronilla en prenant la tasse de thé fumant que lui tendait Victoria.
Il émanait de lady Petronilla Fenworth une douceur angélique qui s’alliait parfaitement à la délicatesse de ses traits et à sa frêle silhouette de poupée de porcelaine.
— J’imagine que le bal des débutantes qui doit avoir lieu dans quinze jours occupe toutes ses pensées. Après deux années passées à porter le deuil, elle doit être impatiente de faire son entrée dans le monde !
— C’est vrai, concéda Mélisande. Et j’ai pour elle de grands espoirs, car bien qu’elle soit de deux ans plus âgée que les autres débutantes, je la crois assez séduisante pour taper dans l’œil d’un marquis... ou même d’un duc !
Saisissant un biscuit entre ses doigts grassouillets, Lady Winifred déclara, les yeux pétillants d’excitation :
— Ma belle-sœur m’a dit que Lord Rockley songeait enfin à se trouver une épouse
— Rockley ! s’écrièrent les deux autres amies d’une voix qui frisait l’hystérie.
— Victoria, tu entends cela ? Le Marquis de Rockley cherche une épouse ! Il faut absolument l’inviter à notre soirée. Winnie, votre belle-sœur sera-t-elle des nôtres ?
— Je vais tout faire pour qu’elle le soit – et pour que son époux persuade Rockley de venir. Il n’y a rien qui me rendrait plus heureuse que de voir notre chère Victoria ravir le cœur – et le portefeuille – de l’insaisissable marquis de Rockley.
Veuve depuis dix ans et sans enfant, Petronilla considérait Victoria comme sa propre fille. Entre Petronilla, Winifred et Mélisande, Victoria avait non pas une mais trois mères pour s’occuper à plein-temps de lui trouver un mari.
Et grand bien leur fasse ! Car pour sa part, elle avait d’autres chats à fouetter. Ainsi, elle se demandait si le petit crucifix qu’elle portait autour du cou était suffisamment puissant pour mettre un vampire en déroute. Tante Eustacia affirmait que oui, mais Victoria, n’ayant encore jamais eu l’occasion de se retrouver face à ce genre de créatures, avait des doutes. Une pensée la taraudait depuis quelques jours : quand allait-elle voir son premier vampire ?
Allait-il lui apparaître un soir, en se faufilant à travers les boiseries comme un spectre ? Ou en serait-elle avertie par quelque signe avant-coureur ?
Un coup sec frappé à la porte vint interrompre le concert d’éloges à l’endroit du riche et séduisant Rockley.
— Oui, Jimmons ? demanda Mélisande quand le majordome passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— J’apporte un message de la part de Lady Eustacia Gardella. La voiture de sa grâce attend Miss Victoria, si la jeune demoiselle veut bien se donner la peine.
Reposant sa tasse bruyamment, Victoria se leva avec un peu trop d’empressement.
Flûte. Depuis que Kritanu, l’assistant de tante Eustacia, lui avait appris à se déplacer avec rapidité et précision, à laire chuter un adversaire d’un croc-en-jambe, à le prendre par surprise en s’esquivant ou en bondissant, elle avait tendance à oublier ses bonnes manières. Si sa mère avait su comment Victoria se servait de ses bras et de ses jambes, et même de sa tête, pour mettre un ennemi au tapis, elle serait tombée raide morte.
— Si vous voulez bien m’excuser, je dois aller voir tante Eustacia.
Melly tourna son visage potelé vers celui plus fin et racé de sa fille.
— Ma tante et toi vous êtes beaucoup rapprochées ces dernières semaines, Victoria, et j’en suis ravie. Mais j’ose espérer que la chère vieille dame ne se sentira pas abandonnée quand la saison va commencer et que tu devras aller au bal ou au théâtre chaque soir.
Aller au bal et au théâtre, chasser les vampires.
Victoria allait avoir du pain sur la planche.
Son entrée officielle dans le monde aurait dû avoir lieu l’année de ses dix-sept ans, mais le décès de son grand-père, puis celui de Lord Herbert Prewitt Shore, son père, l’avait obligée à attendre deux ans.
Mais cette fois, le grand soir était arrivé.
Assise devant sa coiffeuse, Victoria était l’image même de la grâce et de l’innocence.
Sa chevelure, une masse de boucles noires relevée en un volumineux chignon au-dessus de sa nuque, était fermement maintenue en place par une profusion d’épingles. Car il n’était pas question que l’édifice puisse céder ou s’affaisser lorsqu’elle se livrerait à des entrechats, saluts et gambades sur la piste de danse.
Dans ces cheveux, un entrelacs de perles de jais et de perles roses assorties à ses boucles d’oreilles luisait et chatoyait lorsqu’elle tournait la tête. Un collier en perles et quartz rose venait compléter sa parure, avec, en son centre, non pas un camée, mais un petit crucifix en argent.
Sa robe rose pâle, pincée sous la poitrine, tombait en longs plis diaphanes jusqu’à ses pieds, ne laissant voir que la pointe de ses ballerines. Son décolleté carré révélait une ample portion de peau soyeuse depuis le collier qui lui enserrait la gorge jusqu’à la naissance de ses seins. Ses longs gants d’un blanc virginal, cachant entièrement ses bras et ses coudes, remontaient presque jusqu’à toucher ses minuscules manches ballons.
Victoria incarnait l’image même de la débutante ingénue et modeste, n’eût été le solide pieu de bois qu’elle tenait à la main.
Large de deux doigts et long comme son avant-bras, il était lisse à une extrémité et taillé en une pointe acérée à l’autre. Trop épais pour être dissimulé dans son chignon, trop long pour pouvoir loger dans le petit réticule qu’elle portait accroché à son poignet.
— Sous tes jupes, ma chère. Glisse-le dans ta jarretière, lui dit calmement tante Eustacia.
Le visage de la vieille dame était ridé mais radieux et pétillant d’intelligence. Ses cheveux, toujours d’un noir bleuté, étaient rassemblés en une masse serrée de boucles parsemées de perles, de rubans et de pierres de jais. Une coiffure qui aurait sans doute mieux convenu à une jeune fille de l’âge de Victoria qu’à une femme de quatre-vingts ;ins passés, mais que tante Eustacia portait avec élégance, tout comme sa robe en taffetas cœur-de-pigeon.
— Pourquoi crois-tu que je t’ai donné une jarretière. Allons dépêche-toi, ta mère va revenir d’un moment à l’autre !
— Sous ma jupe ?
— Il faut que tu puisses t’en saisir facilement et rapidement, Victoria. Il sera bien caché, et avec un peu d’entraînement tu apprendras à le dégainer en un clin d’œil en cas de nécessité. Allons, ne traîne pas !
Prenant les devants, tante Eustacia souleva le jupon de Victoria, exposant à la vue la bande de dentelle ivoire qui lui ceignait le haut du mollet tandis que sa petite-nièce glissait le bâton entre sa jambe et la jarretière.
À peine avaient-elles fini que la porte s’ouvrit. Lady Mélisande entra, ses deux fidèles compagnes papotant à sa suite.
— Il est l’heure, Victoria ! Allons viens ! Pressons !
— Dieu, quelle beauté ! s’exclama Petronilla.
Saisissant son reflet dans le miroir qui se trouvait derrière Victoria, la douairière entortilla une mèche rebelle qui refusait de rester en place.
— Lord Rockley est là, se rengorgea Winifred, tout en poussant Victoria du coude pour s’approcher de la coiffeuse.
Avisant ce qui ressemblait à une gousse d’ail parmi les bijoux, flacons de parfum, peignes et brosses à cheveux, elle s’en empara.
— Mais qu’est-ce donc que cela ? s’enquit-elle tout en approchant l’intruse de son pince-nez, comme pour s’assurer qu’elle n’avait pas la berlue.
Décochant un regard complice à sa grand-tante dans le miroir, Victoria se força à sourire. Puis, se penchant vers Winifred et Petronilla :
— C’est tante Eustacia qui me l’a apportée, souffla-t-elle à voix basse. Pour me protéger des vampires.
Elle abaissa lentement la paupière en un clin d’œil discret puis, faisant mine de regarder furtivement par-dessus son épaule comme pour s’assurer que sa grand-tante ne l’entendait pas, reprit la gousse d’ail en murmurant :
— Je vais la laisser là.
Petronilla et Winifred écarquillèrent les yeux en réprimant un fou rire.
— Je meurs d’impatience de te présenter à Lord Rockley ! déclara Lady Winnie tandis qu’elles sortaient de la chambre en file indienne. Il a dansé plusieurs fois avec Gwendolyn Starcasset, la semaine dernière. Mais attendez qu’il fasse la connaissance de notre ravissante débutante ! Ne serait-ce pas le comble si tu parvenais à le lui chiper ?
Arrivée au sommet du grand escalier en ellipse, Victoria s’arrêta. De là où elle se trouvait, elle pouvait observer les convives sans être vue. C’était le rêve de toutes les mères de déclencher un coup de foudre entre deux jeunes gens. Mélisande, Petronilla et Winifred devaient être aux anges à la vue de la foule qui se pressait dans le hall des Grantworth. Bien que Melly fût la mère de Victoria, ses deux amies avaient insisté pour parrainer la jeune fille ; et Winifred, en sa qualité de Duchesse de Farnham, avait eu le dernier mot.
Restée seule, Victoria attendait d’être annoncée. Elle était nerveuse, car ce premier bal était non seulement censé marquer son entrée officielle dans la société... mais également ses débuts en tant que chasseuse de vampires. Elle allait devoir enjôler les riches et fringants célibataires et s’attirer les faveurs du beau monde, tout en trouvant le moyen de débusquer et d’exécuter son premier mort vivant. Ici même. Et tout cela au beau milieu de ce brillant parterre de convives.
— J’annonce... Miss Victoria Anastasia Gardella Bellissima Grantworth.
Victoria commença à descendre l’escalier d’un pas lent et solennel, sa main gantée effleurant la rampe de bois précieux. Sans se presser, elle scrutait la foule en contrebas, cherchant des yeux les visages connus, et parmi eux... un intrus. Tante Eustacia lui avait assuré qu’en tant que Vénatore, Victoria possédait un sixième sens lui permettant de déceler la présence des vampires parmi une foule de gens normaux.
Elle était presque arrivée au pied de l’escalier quand elle sentit une sensation de froid, comme une haleine glacée clans sa nuque... alors que l’air de la pièce était parfaitement immobile. Instinctivement, elle tourna la tête... et aperçut un groupe de convives rassemblés dans un recoin obscur, sous la voûte de l’escalier.
A peine eût-elle descendu la dernière marche, que sa mère glissa son bras sous le sien et l’entraîna vers les invités de marque : la très distinguée lady Jersey, le duc et la duchesse de Sliverton, le comte et la comtesse de Wenthwren, et quelques autres personnes dont les noms lui étaient familiers. Faisant honneur à sa mère, Victoria s’inclina en souriant avec grâce, se laissant baiser la main par ces messieurs, tout en continuant d’observer discrètement la foule.
Depuis le vaste hall de Grantworth House, il suffisait de gravir quelques marches basses pour accéder à la salle de bal brillamment éclairée par une profusion de lampes, candélabres et appliques. Au pied des piliers s’enroulaient des rameaux peints en blanc et richement festonnés de guirlandes.
Des accords de musique révélaient la présence d’un sextuor presque entièrement dissimulé à la vue par une haie d’arbustes blancs. Non loin de là, un long buffet garni de roses proposait punch et rafraîchissements aux convives. Tel un vaste miroir de bois blond, le parquet s’étirait jusqu’aux trois portes-fenêtres donnant sur la terrasse par laquelle entrait une fraîche brise de printemps dont les senteurs de lilas et de forsythia peinaient à rivaliser avec les capiteux parfums français et les eaux florales des convives.
— L’as-tu senti ? murmura tante Eustacia en s ‘approchant subrepticement de Victoria et en l’entraînant à l’écart.
— Oui, mais comment puis-je...
— Tu le peux. Tu vas trouver le moyen de démasquer la créature. Tu as été choisie, cara. Tout ce que tu dois faire, c’est rester à l’écoute de ton instinct.
Les yeux de tante Eustacia brillaient comme des perles de jais. Devant l’intensité et la détermination de son regard, Victoria se sentit soudain découragée. Ce soir, elle allait subir sa première épreuve. Si elle réussissait, sa tante lui révélerait tout ce qu’elle devait savoir.
Mais si elle échouait...
Taratata. Elle réussirait, un point c’est tout. Quatre semaines durant, elle avait appris les arts du combat et se sentait on ne peut plus prête à affronter un vampire.
— Bonsoir, miss Grantworth, dit une jeune femme qui devait avoir à peu près son âge. Je suis lady Gwendolyn Starcasset, et j’avais très envie de faire votre connaissance. Je tenais à vous féliciter pour cette superbe soirée. Ces rameaux blancs et ces guirlandes argentées sont d’un goût exquis.
Gwendolyn était plus frêle et délicate que Victoria ne se l’était imaginé. Les cheveux couleur miel, les yeux dorés. Une pincée de taches de rousseur saupoudrait ses épaules et son dos, mais pas sa poitrine couverte à dessein d’un léger voile de poudre. Une ravissante fossette creusait sa joue droite lorsqu’elle souriait, comme maintenant.
— Votre compliment m’honore, lady Gwendolyn, mais c’est à ma mère, hélas, et non à moi que revient le mérite de la décoration. Lady Mélisande est beaucoup plus habile que moi pour ce genre de choses.
Après le décès de son grand-père puis de son père, Victoria avait vécu presque deux ans durant retirée dans le domaine familial de Prewitt Shore, à la campagne, où les occasions étaient rares de se faire des amies de son âge. Cette absence de relations était également due pour une bonne part au fait qu’elle préférait chevaucher dans les bois – ou même à Regents Park – ou encore s’adonner à la lecture plutôt que d’aller prendre le thé chez les unes et les autres.
Soudain, un frisson lui parcourut la nuque, l’obligeant malgré elle à se retourner pour scruter la foule. Mais où diable était-il caché ?
— Eh bien, maintenant, je suppose que vous allez devoir parader dans les bals et les réceptions, comme nous toutes, pauvres demoiselles en quête d’époux.
Surprise et ravie par tant de franchise, Victoria porta à nouveau son attention sur sa nouvelle connaissance.
— Personnellement, j’ai l’impression d’être une jument de concours que l’on exhibe ici et là. Mais j’ignorais qu’il y avait d’autres débutantes qui partageaient cette opinion. Trouver un mari est une tâche de la plus haute importance. C’est du moins ce qu’affirme ma mère.
— Et la mienne. Oh, je n’ai rien contre l’idée de me marier et d’avoir des enfants, mais je ne supporte pas la façon dont ces gens nous regardent, comme s’ils nous déshabillaient du regard. Même si je dois reconnaître qu’il ne me déplairait pas d’attirer l’attention de certains de ces messieurs.
Une fossette se creusa dans la joue de Gwendolyn, puis elle ajouta :
— Lord Rockley, par exemple. Ou Gadlock, ou Tutpenney – malgré son nom ridicule.
— Tutpenney.
— Croyez-moi, il est beaucoup plus séduisant que son nom pourrait le laisser penser.
Gwendolyn soupira :
— Et j’aurais volontiers dansé avec le vicomte de Quentworth, s’il n’y avait eu cette terrible tragédie.
— Une tragédie ?
— Comment, vous n’êtes pas au courant ? s’étonna Gwendolyn en saisissant son bras ganté.
Victoria se pencha avec curiosité vers la jeune femme qui roulait des yeux affolés.
— On l’a retrouvé mort dans la rue à quelques pas de son domicile. On raconte qu’un animal l’aurait attaqué et lui aurait presque entièrement tranché la tête. Cependant, on a retrouvé des marques sur son torse qui laissent penser qu’il ne s’agit pas d’un animal.
Cette fois, Gwendolyn avait réussi à captiver totalement Victoria.
— Quelle sorte de marques ? Et comment l’avez-vous appris ? Car ce n’est sûrement pas votre mère ou votre père qui vous l’auront dit ?
— Non, bien sûr. Mais j’ai des frères, qui lorsqu’ils ont bu un verre ou deux, se laissent facilement aller à la confidence. C’est la seule façon pour moi d’appendre des choses intéressantes.
Elle coula un coup d’œil fIIrtif par-dessous ses cils blonds, comme pour jauger la réaction de Victoria.
— Je suppose que je ferais de même si j’avais des grands frères, ou même des frères tout court, déclara Victoria. Mais n’en ayant pas, je suis obligée de m’en remettre à ma tante Eustacia – dont beaucoup de gens pensent qu’elle est dérangée de la tête, mais qui n’en est pas moins... fascinante. Quelles sortes de marques ?
— Ah, oui... euh, trois marques en forme de X.
Une voix aiguë, qui semblait avoir du mal à contenir son enthousiasme, appela :
— Victoria !
— J’aperçois la duchesse de Farnham qui s’approche à grands pas, dit Gwendolyn. Si vous voulez bien m’excuser, miss Grantworth, je crois que lord Tutpenney a besoin de compagnie. Amusez-vous bien.
Victoria se retourna et se retrouva face au visage poupin, fendu d’un large sourire, de lady Winifred.
— Puis-je te présenter ma belle-sœur, lady Mardemere, son époux, lord Mardemere... et son cousin, lord Phillip de Lacy, marquis de Rockley.
Soudain, le souffle froid qui lui glaçait la nuque disparut tandis qu’une sensation de chaleur envahissait ses joues, son cou et sa poitrine. Néanmoins, Victoria ne céda pas à la tentation de baisser les yeux pour voir si sa peau avait pris une teinte plus foncée que sa robe.
— Enchantée, miss Grantworth, dit lady Mardemere. Quelle soirée réussie ! Votre maman doit être heureuse.
— En effet, répondit Victoria en se tournant pour saluer le Vicomte. Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer autant de gens à la fois, dit-elle.
Puis ses yeux rencontrèrent le regard langoureux du marquis de Rockley.
Lady Gwendolyn n’avait pas exagéré. « Bien mis » était peu dire pour qualifier l’homme qui se tenait devant elle et lui avait pris la main pour l’approcher de ses lèvres. De taille imposante, des reflets dorés luisaient dans ses cheveux bruns tandis qu’il baissait la tête pour lui baiser la main.
— Si votre carnet de bal n’est pas déjà plein, puis-je vous demander de m’accorder une danse ?
Sa voix claire, calme et posée, s’accordait parfaitement avec son physique. Cependant, la lueur qui dansait dans ses yeux la mit sur ses gardes. Son visage lui semblait vaguement familier.
— Il m’en reste une mais parmi les dernières. Après le souper, si vous avez l’intention de vous attarder jusque-là, dit-elle en l’observant par-dessous ses cils.
Victoria ignorait d’où lui venait cette hardiesse, mais le marquis ne sembla pas s’en offusquer.
— Je ne suis pas certain de trouver à m’occuper d’ici là, dit-il en lui décochant un regard appuyé. Mais je sais être patient.
Elle sentit à nouveau un frisson sur sa nuque. Et les yeux de quelqu’un qui l’observait...
Dégageant sa main de celle de Rockley, elle se retourna d’un coup. Son regard fut aussitôt attiré par un petit groupe de personnes qui se tenait à l’autre extrémité de la salle.
— Victoria ?
C’est à peine si elle entendit la surprise dans la voix de lady Winifred, puis la voix plus grave de Rockley qui demandait :
— Miss Grantworth ? Vous vous sentez bien ?
Là-bas.... Il était là-bas, parmi une dizaine de personnes qui se trouvaient sous la voûte de l’escalier. A la lueur tamisée des bougies, elle les voyait qui échangeaient des remarques en riant et en gesticulant.
Puis elle le vit. Il l’observait, sans même prendre la peine de la quitter des yeux tandis qu’il se penchait pour parler à la jeune femme blonde et mince qui se tenait à ses côtés. Grand et brun, il irradiait la puissance tandis qu’il inclinait la tête pour sourire à sa cavalière.
Celle-ci lui rendit son sourire, ravie d’avoir réussi à capter son attention, puis posa une main sur son bras, manifestement inconsciente du danger.
— Oui, oui, tout va bien, répondit Victoria d’une voix faussement enjouée en regardant Rockley et lady Winifred. Je vous prie d’excuser ma distraction, lord Rockley, mais j’ai cru voir ma mère qui me faisait signe, mentit-elle avec un grand sourire. Ce fut un plaisir de faire votre connaissance. Je serai ravie de danser avec vous tout à l’heure.
— Moi aussi, dit-il en s’inclinant et en lui rendant son sourire.
Bien qu’elle fût de dos, Victoria sentit que le grand brun et sa compagne avaient quitté leur cachette sous l’escalier. Sa nuque était moite et elle ressentait des picotements dans les doigts. Elle les aperçut qui se dirigeaient vers les portes-fenêtres donnant sur la terrasse.
Aussitôt, Victoria commença à se frayer un chemin à travers la salle pleine à craquer.
— Excusez-moi, dit-elle à une matrone particulièrement imposante qui lui barrait la route. Il faut absolument que je rattrape ma tante avant qu’elle ne s’en aille.
Par chance, l’homme dominait le reste de l’assistance d’une bonne tête, si bien que Victoria pouvait aisément suivre sa progression. Sa cavalière et lui se dirigeaient vers le balcon dans l’intention évidente de sortir prendre l’air du soir.
Victoria se faufila sur la terrasse, en espérant que sa mère n’avait pas remarqué le sillage qu’elle avait tracé dans la foule des convives. Car elle aurait du mal à lui expliquer pourquoi elle avait subitement décidé de déserter le bal.
Mais il y avait urgence, car la petite blonde courait un grave danger.
Tapie dans l’ombre, elle se mit à longer la terrasse à pas de loup. Des murmures lui parvinrent qui lui firent dresser l’oreille. Elle s’immobilisa derrière une statue d’Aphrodite et jeta prudemment un coup d’œil de l’autre côté du socle de pierre pour voir si elle apercevait l’homme et sa victime. Il fallait faire vite, de crainte d’être démasquée.
Glissant la main sous les volants de soie de sa robe, elle s’empara de l’épieu glissé sous sa jarretière, comme le lui avait appris tante Eustacia, puis quittant l’ombre protectrice de la statue, se hâta le long de l’allée.
Un murmure guttural suivi d’un rire rauque s’éleva sur sa droite. Elle bifurqua, s’approchant tout doucement du couple qui s’était arrêté sous un épais dais de lilas. L’homme se tenait penché au-dessus de la femme qui le regardait, innocente et ravie. Resserrant ses doigts autour de l’épieu, Victoria s’avança.
Elle était à présent si près qu’elle pouvait distinguer le mouvement montant et descendant de la respiration de la jeune femme, les contours saillants des pommettes de l’homme. Grand, brun, la mâchoire carrée, il était l’image même de l’aristocrate séduisant et sûr de lui.
Qu’allait-il se passer lorsqu’elle plongerait le pieu dans sa poitrine ? Allait-elle devoir appuyer de toutes ses forces pour pouvoir transpercer ses habits et sa cage thoracique ? Ou bien son cœur, la partie la plus faible de sa personne, était-il sans protection et facile à atteindre ?
Elle toucha le crucifix qu’elle portait autour du cou pour se donner du courage. Elle n’avait pas droit à l’erreur. Il fallait qu’elle réussisse du premier coup et qu’elle agisse vite.
L’homme était en train de laisser courir ses mains sur les bras nus de la femme qui lui souriait en cambrant la taille pour s’offrir à ses caresses, comme s’ils avaient été sur le point d’échanger un baiser. Mais Victoria n’était pas dupe. A tout moment, son visage allait changer d’expression... ses yeux allaient se mettre à rougeoyer comme des braises, et ses canines allaient s’allonger pour devenir des crocs prêts à déchirer la chair blanche et pure de la malheureuse. Maintenant !
Saisissant son pieu à pleines mains, Victoria le brandit bien haut en visant le large poitrail du vampire. Mais juste au moment où elle s’élançait hors de l’ombre, la femme ouvrit la bouche.
Il y eut un éclair blanc.
Victoria, désarçonnée, réussit de justesse à pivoter pour dévier sa trajectoire et viser la petite blonde dont les yeux s’étaient mis à rougeoyer. Ses canines irradiaient une lueur mortelle. Tout arriva si vite que la vampire n’eut pas le temps de réagir. Portée par son élan, Victoria frappa un grand coup.
Son pieu pénétra la poitrine de la femme avec une facilité écœurante. C’est à peine si Victoria sentit une résistance, un petit « pop », avant que la pointe ne s’enfonce dans la chair comme une pique dans un tas de sable.
La vampire se raidit, la bouche ouverte sous le choc et la douleur... les yeux écarquillés et rouges comme des escarbilles. Il y eut un petit pouf ! puis elle se désintégra en un tas de poussière et disparut.
Pantelante et abasourdie, Victoria contemplait en silence l’endroit où la vile créature se tenait quelques instants plus tôt.
Elle avait réussi.
Elle avait tué son premier vampire.
Tremblante de la tête aux pieds, elle inspecta son pic pour voir s’il portait des traces de sang.
Mais non.
— Il s’en est fallu de peu que vous ne me trucidiez ! lui lança l’homme d’une voix glaciale.
— Je...
— Vous pensiez que j’étais un vampire.
Victoria eut envie de lui faire remarquer que ses cheveux noirs brillants et son visage aux traits saillants lui donnaient un air dangereux et suspect.
— Vous pourriez vous montrer plus galant. Vous semblez oublier que je vous ai sauvé la vie, répliqua-t-elle sèchement.
Il lâcha un rire sardónique.
— Ça, c’est la meilleure... le jour où j’aurais besoin d’une fille – pour m’arracher aux crocs d’un vampire, s’entend -n’est pas près d’arriver.
Il rit de plus belle.
Au même instant, Victoria remarqua qu’il tenait à la main... un pieu ?
— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Maximilian Pesaro, chasseur ès vampires.